10.
Les écrans panoramiques qui permettaient à Joaz Banbeck de surveiller toute l’étendue du Val servaient pour la première fois à quelque chose d’utile.
Joaz les avait imaginés en bricolant avec un jeu de vieilles lentilles optiques, puis l’idée lui était sortie de la tête. Mais un jour où il se livrait à quelque opération de troc avec les sacerdotes, il avait proposé à ses interlocuteurs de réaliser le dispositif pour lui.
Le vieux sacerdote aveugle qui dirigeait le trafic ne s’était pas engagé catégoriquement. Sous certaines conditions, pareil projet méritait d’être pris en considération, avait-il dit. Trois mois s’écoulèrent et Joaz Banbeck avait cessé de penser à cette conversation. Un beau matin, le vieux sacerdote lui demanda s’il envisageait toujours cette installation. Si tel était le cas, il pourrait prendre immédiatement livraison du matériel.
Joaz accepta le prix qui lui fut fixé et revint avec quatre lourdes caisses. Il fit forer les tunnels nécessaires, mit en place les systèmes optiques et constata alors que, à condition de faire l’obscurité dans le bureau, il pouvait observer tout ce qui se passait dans le Val Banbeck.
En cet instant, il surveillait l’approche de l’immense vaisseau noir qui descendait du ciel.
Les tentures s’écartèrent, livrant le passage à Phadée la ménestrelle. Elle était pâle et ses yeux brillaient d’un éclat d’opale. « Le vaisseau de la mort, hoqueta-t-elle d’une voix blanche. Il vient moissonner les âmes. »
Joaz lui décocha un regard glacé et se replongea dans la contemplation des écrans.
— « On voit nettement le vaisseau ».
Phadée se précipita vers lui et, lui saisissant le coude, l’obligea à la regarder en face. « Essayons de fuir dans les Eboulis. N’attendons pas qu’ils s’emparent de nous. »
— « Nul ne vous empêche de fuir », répondit Joaz d’un ton indifférent. « Partez où vous voulez ».
Phadée le dévisagea et se pencha à son tour sur les écrans. Le navire descendait avec une lenteur sinistre. Ses disques terminaux émettaient à présent une lueur nacrée. La jeune fille s’humecta les lèvres. N’avez-vous donc pas peur ?
Joaz sourit vaguement. « A quoi bon prendre la fuite ? Leurs Pisteurs sont plus rapides que nos Tueurs, plus dangereux que les Termagants ; ils flairent une présence à un kilomètre de distance. Ils vous retrouveraient en plein cœur des Eboulis. »
Phadée frissonna sous le coup d’une horreur superstitieuse et souffla : « Alors, qu’ils ne me prennent pas vivante ! »
Joaz poussa un juron : « Mais regardez donc où ils atterrissent ! Sur notre meilleur champ ! »
— « Quelle différence cela fait-il ? »
— « Quelle différence ? Faut-il que nous mourions de faim sous prétexte qu’ils nous rendent visite ? »
Phadée le considéra avec effarement puis, fléchissant lentement sur les genoux, elle commença d’accomplir les gestes rituels du culte théurgique. Ses mains glissèrent jusqu’à toucher ses oreilles tandis que sa langue sortait de sa bouche. Ses yeux exorbités, hallucinés, étaient vides.
Joaz ne prêta aucune attention à sa mimique jusqu’au moment où la ménestrelle, dont le visage n’était plus qu’un masque convulsé, se prit à pousser des soupirs entrecoupés de geignements. Il la gifla. « Finissez-en avec vos simagrées ! » Phadée s’effondra en gémissant. Joaz, exaspéré, eut un rictus féroce et la releva brutalement. « Ecoutez-moi... les Basiques ne sont ni des vampires ni des anges de mort. Ce ne sont que de pâles moutures de Termagants. Si vous ne cessez pas ces gesticulations ridicules, je vous fais mettre dehors par Rife. «
— « Pourquoi ne vous préparez-vous pas ? Vous regardez... et c’est tout ! »
— « Que voulez-vous que je fasse de plus ? »
Phadée soupira et considéra les écrans d’un air morne. « Allez-vous combattre ? »
— « Naturellement. »
— « Comment espérez-vous contrebalancer une puissance aussi prodigieuse ? »
— « Nous ferons ce que nous pourrons. Ils ne se sont pas encore trouvés en face de nos dragons ».
Le navire s’immobilisa dans une vigne de l’autre côté de la Vallée, à peu de distance de la Crevasse de Clybourne. L’un des sas béa et une passerelle en sortit. « Tenez... Vous allez les voir », fit Joaz.
D’étranges silhouettes blêmes se profilèrent en haut du plan incliné. « Et voici les Basiques... » murmura Joaz.
— « Ils sont contournés comme les morceaux d’argent des puzzles enfantins », remarqua Phadée.
— « C’est de leurs œufs que sont nés nos dragons. Et ils nous ont rendu la pareille : regardez leurs Guerriers Lourds ! »
Ces derniers descendaient par rangs de quatre la rampe au pas cadencé ; ils firent halte à une cinquantaine de mètres de la nef. Il y avait trois escouades de vingt combattants. C’était des hommes courts et trapus, aux épaules massives sur lesquelles était planté un cou épais. Ils étaient revêtus d’une armure formée d’écaillés métalliques bleues et noires. Un pistolet et une épée étaient passés dans leur ceinture. Une sorte de capeline flottait sur leurs omoplates. Leurs casques étaient surmontés d’un cimier dentelé. Des pointes d’acier étaient fixées au talon de leurs bottes à genouillères.
Un grand nombre de Basiques allaient et venaient à présent, chevauchant des créatures dont l’aspect n’avait qu’une très lointaine ressemblance avec celui des hommes. Elles marchaient à quatre pattes. Leur tête, surmontée d’un crâne chauve, était tout en longueur et leurs lèvres palpitaient sans trêve. Les Basiques les dirigeaient à petits coups de cravache négligents. Un groupe de Guerriers Lourds dévala la passerelle en tirant une machine montée sur trois roues qu’ils braquèrent sur le village.
— « C’est la première fois qu’ils font des préparatifs aussi soignés », murmura Joaz. « Ah... voilà les Pisteurs... Il les compta. Deux douzaines seulement ? Cela prend du temps, une génération, chez les hommes ! Un dragon pond je ne sais combien d’œufs par an... »
Les Pisteurs étaient des êtres décharnés, hauts de plus de deux mètres. Ils avaient les yeux saillants, le nez en bec d’aigle et la bouche en cul de poule. Leurs épaules étaient tombantes et leurs bras démesurés se balançaient mollement comme des cordes. Ployant les genoux, ils examinaient la Vallée d’un regard attentif, incapables de rester en place. Derrière eux, arriva un groupe de Porteurs d’Engins – des hommes non modifiés portant des pantalons bouffants et coiffés de chapeaux verts et jaunes. Ils apportaient avec eux deux autres de ces instruments montés sur roues qu’ils se mirent incontinent à placer en position et à vérifier.
Soudain, les Guerriers Lourds s’ébranlèrent. Ils marchaient pesamment, la main sur la crosse du pistolet ou la poignée de l’épée. Ils approchent, commenta Joaz. Phadée poussa un cri inarticulé, tomba à genoux et recommença ses démonstrations théurgiques. Joaz donna à Rife l’ordre de la chasser de son bureau. Quand il fut seul, il s’approcha d’un panneau équipé de six appareils de communication directe, dont il avait lui-même surveillé l’installation. Il décrocha successivement trois téléphones, s’assura que tous les moyens de défense étaient en place, puis revint aux écrans panoramiques.
Les Guerriers Lourds avançaient lentement. Leurs visages durs étaient sillonnés de rides profondes. Ils étaient flanqués par les Porteurs d’Engins attelés aux machines à trois roues. Quant aux Pisteurs, ils attendaient près du navire. Une dizaine de Basiques, portant en bandoulière des armes à l’embouchure évasée, caracolait derrière les Guerriers Lourds.
Les assaillants firent halte à une centaine de mètres du Défilé de Kergan. Ils étaient hors de portée des mousquets. Alors, l’un des Guerriers Lourds s’élança vers un chariot à trois roues, glissa son épaule dans un harnais et se redressa. A son dos, était maintenant fixé un cylindre gris muni de deux sphères noires. Il se rua vers le village, tel un rat gigantesque, tandis que les deux sphères vomissaient un flux d’énergie destiné à parasiter les courants neutralisateurs de la défense pour les paralyser.
Des explosions retentirent et des volutes de fumée s’élevèrent des anfractuosités de la roche. Des balles s’écrasèrent sur le sol à peu de distance du Guerrier Lourd. Quelques-unes ricochèrent sur son armure.
Aussitôt, le vaisseau émit des rayons thermiques qui balayèrent la falaise. Joaz Banbeck sourit. Ces nuages de fumée étaient des leurres. C’était d’ailleurs que venait le danger. Le Guerrier isolé, progressant en zigzags, esquiva une grêle de balles et atteignit le portail au-dessus duquel deux hommes étaient en embuscade. Incommodés par le flux d’énergie, les guetteurs titubèrent mais ils se raidirent et parvinrent à laisser choir un énorme quartier de roc qui atteignit l’éclaireur à la naissance du cou.
Le Guerrier Lourd s’écroula. Jouant des pieds et des mains, il roula sur lui-même pour se mettre à l’abri avant de se redresser et de se lancer dans une course éperdue. Finalement, il trébucha, tomba la tête la première et resta étendu sur le sol en agitant désespérément les membres.
Les Basiques observaient le spectacle en se désintéressant manifestement de son sort.
Il y eut un temps mort, puis un champ de force invisible heurta la falaise.
Aux points d’impact, des panaches de poussière étaient soulevés et des pierres dégringolaient. Un homme allongé sur une saillie rocheuse se redressa brusquement, se contorsionnant avec frénésie ; il perdit l’équilibre et s’écrasa cinquante mètres plus bas. Les vibrations s’infiltrèrent par l’une des meurtrières du bureau de Joaz Banbeck, lui mettant les nerfs à vif. Quand elles eurent parcouru la falaise, il se massa le front pour en chasser la douleur.
Entre-temps, les Porteurs d’Engins déchargèrent un de leurs instruments. Il y eut d’abord une déflagration sourde, puis une boule grisâtre fendit l’air en zigzaguant. Le coup était mal ajusté et le projectile se fracassa contre la falaise en lâchant un impressionnant nuage de gaz d’un blanc jaunâtre. L’engin cracha une seconde décharge et, cette fois, la bombe atteignit le Défilé de Kergan. Mais celui-ci avait été évacué et les effets du tir furent nuls.
Joza Banbeck, dans son bureau, attendait. Il était contracté. Jusque-là, les Basiques n’avaient fait que tâter le terrain. Des efforts plus sérieux devaient normalement suivre ces coups de sonde.
Le vent dispersa les gaz. La situation était inchangée. Pour le moment, les pertes étaient légères : un Guerrier Lourd du côté des Basiques et un tireur de Banbeck.
Une langue de feu brutale et sauvage jaillit du navire et le rocher vacilla. La pierre vibra. Les Guerriers Lourds avancèrent au petit trot. Joaz bondit sur son téléphone pour mettre ses capitaines en garde contre une ruse possible de l’ennemi : s’ils contre-attaquaient, ils risquaient de s’exposer à un bombardement aux gaz. Mais, contrairement à son attente, les Guerriers Lourds se ruèrent dans le Défilé de Kergan, ce que le Maître de Banbeck considérait comme un acte follement imprudent. Il jeta un ordre bref.
Horreurs Bleues, Immondes et Termagants surgirent à l’air libre.
Les Guerriers les contemplèrent bouche bée. C’étaient là des adversaires inattendus ! Leurs barrissements emplissaient le Défilé. Tout d’abord, les dragons hésitèrent, puis ils s’élancèrent furieusement au combat. Ce fut une mêlée indescriptible.
Un certain nombre d’évidences ne tardèrent pas à se manifester. Dans ces gorges étroites, ni les pistolets des Guerriers Lourds, ni les garnitures d’acier renforçant la queue des dragons n’étaient efficaces. Les sabres ne pouvaient ébrécher les écailles des bêtes, mais les pinces des Horreurs Bleues, les poignards des Termagants, les haches, les glaives, les crocs et les griffes des Immondes se révélèrent funestes aux Guerriers. Un Guerrier et un Termagant étaient approximativement à égalité ; en combat singulier, le premier était même souvent supérieur à son adversaire. Mais en face de deux ou trois de ces dragons, l’homme était condamné d’avance. Dès qu’il s’attaquait à l’un, un autre lui broyait les jambes, lui arrachait les yeux ou lui ouvrait la gorge.
En définitive, les Guerriers Lourds se replièrent, laissant vingt des leurs sur le terrain. Les défenseurs ouvrirent le feu mais, cette fois encore, sans résultat positif.
Joaz Banbeck, qui observait le déroulement de la bataille sur ses écrans, se demandait quelle tactique allaient maintenant adopter les Basiques. Il ne tarda pas à être fixé. Les Guerriers Lourds, haletants, se regroupèrent tandis que leurs maîtres, chevauchant parmi leurs rangs, écoutaient leurs rapports, les admonestaient, leur donnaient des conseils ou les gourmandaient.
Le navire vomit un jet d’énergie qui ébranla la falaise au-dessus du Défilé de Kergan. Le choc ébranla le bureau de Joaz qui s’éloigna de ses écrans. Que se passerait-il si un rayon frappait un condensateur optique ? Le champ ne risquait-il pas d’être focalisé ? Alors, Joaz en serait la première victime. Il abandonna les lieux au moment où les murs vacillaient à nouveau.
Il s’élança dans un couloir, descendit un escalier et déboucha dans l’une des galeries centrales où régnait apparemment le plus grand chaos. Des femmes et des enfants blafards qui s’enfonçaient au plus profond de la montagne se mêlaient aux dragons et aux hommes en tenue de combat s’engouffrant dans les tunnels récemment percés. Joaz attendit quelques instants afin de s’assurer que cette confusion ne dégénérait pas en panique, puis il rejoignit ses guerriers dans le boyau orienté vers le nord.
Dans un lointain passé, toute une partie de la falaise s’était effondrée, créant une véritable jungle de rocaille : c’étaient les Eboulis, où aboutissait maintenant le nouveau tunnel que parcouraient présentement Joaz et ses soldats. Derrière eux, dans la Vallée, c’était un tonnerre
d’explosions : les Basiques avaient commencé à marteler le village de Banbeck.
A l’abri derrière un rocher, Joaz, bouillonnant de colère, voyait s’effriter la falaise.
Soudain, il écarquilla les yeux de stupéfaction, car les forces ennemies venaient de recevoir un renfort inattendu : huit Géants dont chacun était haut comme deux hommes, des monstres à la poitrine épaisse comme une futaille ; ils avaient des jambes et des bras noueux ; leurs yeux étaient pâles. Ils étaient vêtus d’une armure rougeâtre ornée d’épaulettes noires, armés de sabres et de masses d’arme. Un tube détonant était fixé à leur dos.
Joaz réfléchit. La présence de ces Géants n’était pas une raison pour modifier sa stratégie – une stratégie au demeurant vague et avant tout intuitive. Il fallait s’attendre à subir des pertes et son seul espoir était d’infliger des pertes plus lourdes encore aux Basiques. Mais les Basiques se souciaient-ils de la vie de leurs soldats ? Joaz s’inquiétait certainement davantage de ses dragons ! Et s’ils détruisaient le village, s’ils ravageaient le Val, comment leur infliger des représailles correspondantes ?
Il regarda par-dessus son épaule et ses yeux se posèrent sur les hautes falaises blanches ; il se demanda avec quel degré d’exactitude il avait localisé le Hall des Sacerdotes. A présent, l’heure de l’action avait sonné.
Il fit un signe à un petit garçon – un de ses propres fils – qui prit une aspiration profonde et s’élança à l’aveuglette hors de l’abri des rochers. Quelques secondes plus tard, la mère se précipita à son tour dans la Vallée pour ramener le garçonnet en lieu sûr dans les Eboulis.
— « Bravo ! » approuva Joaz. « C’était bien joué ! » Précautionneusement, il glissa un œil entre deux rocs. Les Basiques regardaient intensément dans sa direction.
Joaz attendit un bon moment, le cœur battant. Les Basiques semblaient ignorer la manœuvre. Enfin, après de longs conciliabules, ils prirent une décision et Banbeck les vit cingler à coups de cravache la croupe parcheminée de leurs montures, qui se dirigèrent en piaffant vers le nord de la Vallée. Les Pisteurs s’ébranlèrent sur leurs talons, suivis des Guerriers Lourds. Les Porteurs d’Engins, halant leurs machines roulantes, leur emboîtèrent le pas. Les huit Géants fermaient la marche.
La troupe coupa à travers les champs, les vignes, les vergers, détruisant tout sous ses pas avec une sorte de morne satisfaction.
Prudemment, les Basiques firent halte à la lisière des Eboulis et les Pisteurs se ruèrent en avant comme des chiens, escaladant les rochers, tendant le cou pour flairer les odeurs, l’œil aux aguets, tous les sens en éveil ; agitant les bras, ils s’interpellaient et s’interrogeaient d’une voix gazouillante, apparemment stimulés par la présence des Guerriers Lourds qui avançaient avec plus de circonspection.
Abandonnant toute prudence, les assaillants bondirent droit devant eux. Soudain, des clameurs d’épouvanté jaillirent de leurs rangs quand une dizaine d’Horreurs Bleues fondirent sur eux. Dans leur énervement, ils balayèrent de leurs rayons thermiques amis et ennemis. Les dragons féroces les étripèrent de belle façon. Lançant des appels à l’aide, jouant des pieds et des mains, ceux qui le purent s’enfuirent avec autant de hâte qu’ils en avaient mise à charger.
Sur les vingt-quatre Pisteurs engagés, douze seulement purent regagner la Vallée. Mais au moment où ils touchaient au but, hurlant de soulagement après avoir frôlé la mort, un escadron d’Unicornes surgit et les survivants furent écrasés, percés de coups, taillés en pièces.
Les Guerriers Lourds donnèrent alors l’assaut avec des cris furieux, brandissant pistolets et épées, mais les Tueurs se réfugièrent parmi les rochers.
Les hommes de Banbeck voulurent retourner contre les Basiques les fusils thermiques abandonnés par les Pisteurs mais, ignorant le maniement de ces armes, ils ne pensèrent ni à focaliser ni à condenser la flamme, et les Basiques s’en tirèrent sans grand dommage. Précipitamment, ils fouettèrent leurs montures pour se mettre à l’abri. Afin de couvrir leur retraite, les Guerriers Lourds arrosèrent les défenseurs de projectiles explosifs qui tuèrent deux chevaliers et obligèrent les autres à se replier.
Les Basiques se réunirent, à distance prudente pour faire le point de la situation. Pendant ce temps, les Porteurs d’Engins se regroupèrent et se mirent à conférer à voix basse avec les montures.
L’un d’entre eux fut appelé par ses maîtres qui lui donnèrent des instructions. Il abandonna ses armes et, les bras en l’air, se mit en marche en direction des Eboulis. Il se faufila entre deux aiguilles rocheuses et pénétra résolument dans le dédale de pierre.
Un chevalier l’escorta jusqu’à Joaz, près duquel se trouvait une demi-douzaine de Termagants. Le Porteur d’Engins marqua une hésitation, s’arrêta, procéda à un réajustement mental et s’inclina profondément devant les Termagants, auxquels il commença de s’adresser. Les dragons l’écoutèrent sans intérêt apparent et, bientôt, l’un des chevaliers le poussa devant Joaz.
— « Les dragons ne règnent pas sur les hommes d’Aerlith », dit sèchement ce dernier. « Quel est votre message ? »
Le Porteur d’Engins regarda les Termagants d’un air dubitatif avant de poser son regard sur Joaz. « Avez-vous l’autorité requise pour parler au nom de tous les vôtres ? »
Il s’exprimait avec lenteur d’une voix métallique et monocorde en choisissant ses mots avec soin.
Joaz se contenta de répéter brièvement sa question : « Quel est votre message ? »
— « Au nom de mes maîtres, je vous apporte une intégration. »
— « Une intégration ? Je ne comprends pas. »
— « Une intégration des vecteurs instantanés de la destinée. Une interprétation de l’avenir. Mes maîtres vous font dire : Ne gaspillez pas la vie, ni la nôtre ni la vôtre. Vous avez de la valeur pour nous et serez traité en fonction de cette valeur. Inclinez-vous devant la Règle, abandonnez cette vaine destruction d’entreprise. »
Joaz plissa le front. « Destruction d’entreprise »
— « Il s’agit d’une référence à votre contenu génétique. Ainsi s’achève mon message. Je vous conseille d’accepter. A quoi bon répandre votre sang ? A quoi bon vous anéantir vous-même ? Suivez-moi. Tout se passera pour le mieux. »
Joaz éclata d’un rire grinçant. « Vous êtes un esclave. Comment pouvez-vous savoir ce qui est bon pour nous ? »
Le Porteur d’Engins battit des paupières. « Vous n’avez pas le choix. Toutes les poches résiduelles de désorganisation doivent être liquidées. La voie de la facilité est la meilleure de toutes. Il s’inclina respectueusement vers les Termagants. Si vous doutez de mes paroles, consultez vos Vénérés. Ils vous conseilleront. »
— « Ici, il n’y a pas de Vénérés », dit Joaz. « Les dragons combattent avec nous et pour nous. Ce sont nos compagnons dans la bataille. Ecoutez-moi... Je vais vous faire une contre-proposition. Pourquoi ne venez-vous pas nous rejoindre, vous et vos camarades ? Brisez votre esclavage ! Soyez des hommes libres ! Ensemble, nous prendrons possession du navire et nous partirons à la recherche des mondes humains. »
Le Porteur d’Engins ne manifesta qu’un intérêt poli. « Des mondes humains ? Il n’y en a pas, en dehors de quelques îlots isolés comme le vôtre dans les régions désolées. Toutes ces poches seront nettoyées. Ne préférez-vous pas vous mettre au service de la Règle ? »
— « Ne préférez-vous pas être un homme libre ? »
Un certain ébahissement se peignit sur les traits du Porteur d’Engins. « Vous ne comprenez pas. Si vous choisissez... »
— « Ecoutez-moi bien. Vous et vos amis pouvez être vos propres maîtres. Vous pouvez vivre parmi les hommes. »
L’autre fronça les sourcils. « Qui désirerait vivre comme un sauvage ? Vers qui nous tournerions-nous alors pour avoir une loi, des directives, des ordres, une surveillance ? »
Joaz, écœuré, leva les mains au ciel. Mais il voulut faire une nouvelle tentative. « Comptez sur moi pour cela. J’assumerai cette responsabilité. Maintenant, repartez et tuez les Basiques – les Vénérés comme vous les appelez – tel est mon premier commandement ».
— « Les tuer ? » murmura le Porteur d’Engins avec horreur.
— « Oui... Tuez-les », répéta Joaz en parlant comme s’il s’adressait à un enfant. « Alors, nous nous emparerons de leur navire et nous nous envolerons vers les mondes où les hommes sont puissants... »
— « Il n’en existe pas. »
— « Mais si... Il doit sûrement y en avoir. Il fut un temps où les hommes allaient d’étoiles en étoiles. »
— « Ce temps n’est plus. »
— « Et Eden ? »
— « Je ne connais pas cet Eden. »
Les poings de Joaz se crispèrent. « Voulez-vous vous joindre à nous ? »
— « Quelle serait la signification d’un tel acte ? » demanda doucement son interlocuteur. « Allons, accompagnez-moi. Déposez les armes et soumettez-vous à la Règle ». Il jeta derechef un coup d’œil hésitant en direction des Termagants. « Vos Vénérés recevront le traitement qui leur convient. N’ayez aucune crainte ».
— « Individu stupide ! Ces Vénérés sont des esclaves, de même que vous êtes l’esclave des Basiques ! Nous les élevons pour les utiliser, de la même façon que les Basiques vous élèvent pour se servir de vous ! Reconnaissez au moins de bonne grâce votre avilissement. »
Le Porteur d’Engins plissa le front. « Je ne comprends pas complètement le sens de vos propos. Vous ne voulez donc pas vous rendre ? »
— « Non. Nous vous tuerons tous si nous en avons les moyens ».
Le Porteur d’Engins s’inclina et, pivotant sur ses talons, disparut au milieu du fouillis de rochers. Joaz le suivit des yeux.
L’émissaire fit son rapport aux Basiques qui l’écoutèrent en manifestant le détachement apparent qui leur était caractéristique. Soudain, ils lancèrent un ordre et les Guerriers Lourds, se déployant en tirailleurs, s’ébranlèrent lentement. Derrière eux, l’éclateur en position de tir, les Géants avançaient d’un pas pesant, suivis de la vingtaine de Pisteurs survivant du premier raid. Les Guerriers Lourds examinèrent les amoncellements de rochers. Des Pisteurs, envoyés en éclaireurs, n’ayant décelé aucun piège, la troupe que le terrain avait contraint à se disperser, pénétra précautionneusement dans la zone chaotique des Eboulis. Elle progressa de cinquante mètres, de cent cinquante, de trois cents. Enhardis, les Pisteurs se hissèrent sur les rochers... et se trouvèrent soudain en face des Termagants.
Poussant des hurlements et des jurons, les Pisteurs refluèrent en désordre et les Guerriers Lourds reculèrent. Des détonations éclatèrent. Deux dragons, atteints à la naissance de leurs membres supérieurs, leur point le plus vulnérable, s’affaissèrent mais leurs congénères, fous furieux, se jetèrent sur les Guerriers. Rugissements et glapissements se mêlaient aux cris de douleur. Les Géants se ruèrent sur les Termagants, leur arrachant la tête. Les monstres lâchèrent pied, laissant une dizaine de Guerriers Lourds blessés sur le terrain ; deux d’entre eux avaient la gorge ouverte.
Les Guerriers Lourds, couverts par les Pisteurs qui servaient d’éclaireurs, repartirent à l’assaut. Bientôt ils s’arrêtèrent net, étreignant nerveusement leurs armes portatives, tandis que les Pisteurs se débandaient : des dizaines d’Immondes et d’Horreurs Bleues fonçaient sur les assaillants.
Les traits grimaçants, les Guerriers déchargèrent leurs armes et l’air s’emplit d’une acre puanteur d’écaillés et de viscères carbonisés. Les dragons submergèrent les hommes et une terrible bataille s’engagea au milieu des rochers. Faute de place, les pistolets, les massues et les glaives eux-mêmes étaient inutilisables.
Les Immondes prirent à partie les Géants qui arrivaient à la rescousse. Stupéfaits, ceux-ci abandonnèrent le sourire stupide qui leur fendait la face ; maladroitement, ils sautillaient pour éviter les queues menaçantes armées de boulets. Mais le terrain n’était pas, non plus, à l’avantage des dragons : les sphères de métal heurtaient plus souvent les rochers que la chair.
Les Géants, recouvrant leur sang-froid, firent fonctionner leurs projecteurs et massacrèrent impartialement Horreurs Bleues et Guerriers Lourds.
Une nouvelle vague de dragons, les Horreurs Bleues, dévala les rochers, déchirant les Géants à coups de crocs et de griffes. Ce fut une mêlée infernale, les Géants foulant les bêtes qu’ils jetaient au sol et les Guerriers Lourds les réduisant en cendres.
Sans raison apparente, ce fut subitement l’accalmie.
Pendant dix secondes, quinze secondes, le silence régna, rompu seulement par les gémissements et les grognements des blessés des deux camps. On sentait que quelque chose allait se produire. Soudain, les Jaggernauds apparurent.
Un court instant, Géants et Jaggernauds s’observèrent. Puis les premiers braquèrent leurs projecteurs tandis que les Horreurs Bleues reprenaient la lutte. Les Jaggernauds foncèrent droit devant eux en clopinant. Les dragons s’efforçaient de paralyser les hommes ; casse-tête et massues virevoltaient, les carapaces grinçaient contre les cuirasses. C’était un corps à corps frénétique où rien ne comptait plus – ni la douleur, ni les chairs lacérées, ni la mutilation.
Progressivement, la fureur du corps à corps s’émoussa. Les plaintes et les geignements succédèrent aux rugissements ; bientôt, huit Jaggernauds, supérieurs par leur masse et par leur armement naturel, s’éloignèrent en vacillant du tas que formaient huit Géants massacrés.
Entre-temps, les Guerriers Lourds avaient formé le carré. Pas à pas, aspergeant de leurs rayons caloriques les Horreurs, les Termagants et les Immondes qui les poursuivaient, ils se replièrent vers la Vallée qu’ils réussirent à atteindre. Les Immondes, désireux de combattre en terrain découvert, les rattrapèrent tandis que les Unicornes et les Califourches arrivaient en renfort. Une douzaine de cavaliers, montés sur des Aragnes et tirant derrière eux les canons qu’ils avaient pris sur les cadavres des Géants, chargèrent témérairement les Basiques et les Porteurs d’Engins qui attendaient près des machines montées sur trois roues. Sans aucune honte, les Basiques firent faire volte-face à leurs montures humaines et s’enfuirent vers leur vaisseau.
Les Porteurs d’Engins mirent leurs instruments en position, visèrent et firent feu. Un homme tomba, suivi d’un second, puis d’un troisième – mais les autres fondirent sur les artilleurs qui furent bientôt taillés en pièces. Parmi eux se trouvait l’éloquent personnage qui avait fait office d’ambassadeur.
Quelques défenseurs s’élancèrent avec force cris sur les traces des Basiques, mais les créatures à face humaine que montaient ces derniers détalèrent comme des lapins monstrueux à une vitesse qui égalait celle des Aragnes.
Une trompette retentit dans les Eboulis. Les cavaliers s’arrêtèrent et firent demi-tour. Toutes les forces de Banbeck imitèrent leur exemple et regagnèrent les Eboulis. Les Guerriers Lourds, épuisés, renoncèrent à les poursuivre après avoir esquissé quelques pas dans leur direction.
Les pertes de l’ennemi se soldaient par plus de deux bataillons de Guerriers Lourds sur trois. Les huit Géants, tous les Porteurs d’Engins et la plupart des Pisteurs avaient péri.
Les effectifs de Banbeck n’étaient pas à l’abri depuis plus de quelques secondes qu’une volée de projectiles explosifs tirée du navire crépita sur les rocs derrière lesquels ils avaient disparu.
Ervis Carcolo et Bast Givven avaient assisté à la bataille, du haut d’un promontoire balayé par les vents qui dominait le Val Banbeck. Les rochers qui leur bouchaient la vue leur avaient caché la plus grande partie de la rencontre. Les cris et les rumeurs s’apaisèrent pour ne plus être qu’une sorte de bruissement d’insectes. De temps à autre, ils voyaient miroiter une écaille, apercevaient fugitivement un groupe d’hommes qui couraient, une ombre, quelque chose qui bougeait, mais ce ne fut que lorsque les forces des Basiques, écrasées, se débandèrent qu’ils surent comment les choses avaient tourné.
Carcolo secoua la tête, tout à la fois ébahi et rageur. « Quel démon, ce Joaz Banbeck ! Il les a mis en fuite ! Il a massacré leurs troupes d’élite ! »
— « Il semble que les dragons armés de crocs, d’épées et de balles d’aciers soient plus efficaces que les hommes disposant de fusils et de rayons caloriques. Au corps à corps en tout cas... »
Carcolo grommela : « J’aurais fait tout aussi bien dans des circonstances analogues. Il décocha à Bast Giwen un regard venimeux. Ce n’est pas votre avis ? »
— « Bien sûr que si. C’est absolument hors de doute ».
— « Evidemment, je n’avais pas l’avantage de la préparation », poursuivit Carcolo. « Les Basiques m’ont pris par surprise et Joaz Banbeck n’a pas eu le même handicap ». Il contempla le Val.
Les rafales continuaient de pleuvoir sur les Eboulis, faisant gicler des éclats de roche. « Que veulent-ils faire ? Effacer les Eboulis de la carte ? En ce cas, Joaz Banbeck n’aura pas d’autre refuge. Leur stratégie est évidente. Et, comme je m’en doutais, ils ont des réserves ! »
En effet, trente nouveaux Guerriers Lourds avaient surgi du vaisseau. Ils descendirent en bon ordre la rampe inclinée et s’immobilisèrent au garde-à-vous.
Carcolo fit claquer ses doigts. « Ecoutez-moi, Bast Giwen... Ecoutez-moi bien ! Nous sommes en mesure d’accomplir un coup d’éclat, de faire tourner la chance en notre faveur ! Regardez la crevasse de Clybourne... Voyez comment elle s’ouvre dans la Vallée, juste derrière le navire des Basiques ».
— « Votre ambition nous coûtera la vie ».
Carcolo éclata de rire. « Allons, Giwen... On ne meurt qu’une fois, non ? Et une mort glorieuse est le sort le plus enviable qui soit ».
Bast Giwen se retourna pour considérer les maigres troupes de la Vallée Heureuse. « Nous pourrions conquérir la gloire en étrillant une dizaine de sacerdotes, mais je ne vois guère la nécessité de nous lancer à l’assaut d’un vaisseau basique ».
— « C’est néanmoins ce que nous allons faire ! Je pars le premier. Vous, rameutez la troupe et suivez-moi. Rendez-vous devant la crevasse sur le versant ouest du Val ! »